Philosophe né à Dantzig (Gdansk) le 22 février 1788, mort à Francfort-sur-le-Main le 21 septembre 1860. Son père était banquier et sa mère, Johanna Schopenhauer, est bien connue en Allemagne pour ses relations de voyage et ses romans. Il voyagea, pendant sa jeunesse, en France et en Angleterre, et entra dans une maison de commerce de Hambourg pour obéir à la volonté de son père. Mais, à la mort de ce dernier, en 1809, il abandonna les affaires pour les études, vint étudier à Goettingen, où il entendit les leçons du sceptique Ernst Schulze et lut assidûment Platon et Kant. En 1811, il vint entendre Fichte à Berlin et prit, en 1813, sa « promotion » avec une thèse sur la Quadruple Racine du principe de raison suffisante. L'hiver suivant, à Weimar, il entra en relations avec Goethe (une des connaissances de sa mère) dont il adopta la théorie des couleurs et étudia la littérature et la philosophie de l'Inde antique. Durant un séjour de quatre années à Dresde (1814-18), il élabore son grand ouvrage, Die Welt als Wille und Vorstellung (Leipzig, 1819).
Après un voyage à Rome et à Naples, il se fit admettre comme privat dozent à l'Université de Berlin, où il enseigna irrégulièrement jusqu'en 1831. Le succès médiocre de cet enseignement le remplit d'amertume; il ne put obtenir une chaire, et, quand il quitta l'Université, en 1831, pour fuir une épidémie de choléra, il emporta contre ses collègues plus heureux, Hegel, Schleiermacher et Schelling; un inépuisable fonds de rancune qu'il ne se lassa de traduire par les attaques les plus virulentes contre les « philosophes d'université ». Il vécut depuis dans la retraite à Francfort. La plupart de ses ouvrages cessèrent dès lors d'avoir un caractère exclusivement philosophique. Il y développa surtout, avec une verve caustique et dans une langue pleine de mouvement d'une admirable clarté, son pessimisme d'écrivain méconnu et de célibataire maussade, attaquant tour à tour les philosophes en renom, les femmes, la religion, l'amour, les moeurs. Cependant la soudaine défaveur de la métaphysique fut favorable à Schopenhauer qui avait prévu et, en partie, provoqué cette réaction contre la spéculation pure.
En même temps que ses écrits populaires couraient dans toutes les mains, il se formait une véritable école schopenhauerienne. L'immense orgueil du maître, non content de cette réhabilitation tardive, se complaisait à attendre de la postérité un culte vraiment religieux de sa personne et de ses idées. A tout prendre, rien de moins sympathique que la physionomie de ce penseur, mais rien de plus original que son système, l'un des plus importants de ceux qui sont issus du kantisme.
Schopenhauer est un disciple de Kant; il l'a hautement proclamé lui-même, tandis qu'il ne voit dans l'idéalisme de Fichte, Schelling et Hegel qu'une déformation de la philosophie critique. Seulement, tandis que Kant, après avoir ruiné l'ancienne métaphysique, s'est épuisé en vains efforts pour la restaurer, Schopenhauer s'efforce d'édifier la seule métaphysique possible dans les conditions déterminées par la critique. A cet effet, il ne se demande ni d'où vient le monde, ni où il va, ni pourquoi il est, mais simplement ce qu'il est. Son système a pour unique critérium l'expérience externe ou interne, et pour objet la totalité de l'expérience. C'est une cosmologie qui exclut toute théologie.
Ce système, contenu en germe dans les deux premiers ouvrages de Schopenhauer, s'est déroulée avec une régularité parfaite; il suffit pour le résumer, de suivre l'ordre même des principaux ouvrages de l'auteur.
La dissertation sur la Quadruple Racine du principe de raison suffisante cherche à établir que le monde n'est qu'un phénomène intellectuel. En effet, tous les principes, ceux du devenir, du connaître, de l'être et de l'action, se ramènent au seul axiome de raison suffisante, qui affirme que rien n'existe sans une raison qui le détermine à être ce qu'il est. Dans l'ordre du devenir, d'abord, ou des phénomènes, la liaison des faits, étant nécessairement perçue sous la condition de l'espace et du temps, ne peut nous apparaître que sous forme de causalité; chaque fait trouve dans sa cause sa raison suffisante. En second lieu, dans l'ordre de la connaissance, tout jugement doit être fondé en raison, avoir sa raison suffisante dans la liaison des actes intellectuels. Au troisième point de vue, celui de l'être, nous ne pouvons penser une réalité qu'autant qu'elle occupe une étendue finie, bornée par toutes les autres parties de l'espace, et qu'elle forme une succession limitée par les autres moments de la durée; l'espace et le temps sont ainsi la raison suffisante de tout être. Enfin le sens interne se manifeste sous forme d'action volontaire; mais le vouloir ne peut être connu que dans sa relation avec un motif, et nous rencontrons ici un nouveau type de causalité qui diffère du premier en ce qu'il est saisi du dedans, dans union intime du motif et de l'acte. Le motif est ainsi la raison suffisante de l'action. Or, sous toutes ces formes, le principe de raison suffisante n'est qu'une loi interne de l'entendement. Le monde est donc notre oeuvre en tant que sa représentation dérive a priori de la constitution même de notre esprit.
« Le monde est une représentation », telle est précisément la première proposition de l'ouvrage capital de Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation. Tout ce qui existe pour la connaissance n'est tel, en effet, qu'autant qu'il est objet par rapport à un sujet qui le perçoit, qui se le représente. C'est là, pour Schopenhauer, un fait concret. Il ne part ni de l'objet, comme les Eléates, Spinoza on les matérialistes, ni du sujet comme Fichte et Schelling, mais de la représentation qui les contient l'un et l'autre. Le sujet, qui connaît tout et n'est connu de rien, est ainsi le « support du monde », et rien n'existe en dehors de sa représentation. On ne peut penser une lumière qui existerait sans un oeil, un monde sans un cerveau qui le perçoit: le monde est un « phénomène cérébral ». Quant à savoir s'il existe des choses en soi, un absolu au delà de cette représentation, c'est une question qui dépasse notre intelligence, et peutêtre toute intelligence; il n'est pas impossible que le principe transcendant des choses soit inintelligible à la fois et inintelligent.
Cependant, si le monde est un phénomène, ne faut-il pas lui chercher un support consistant, un absolu qui échappe aux lois subjectives du temps, de l'espace, de la causalité, en un mot, à toute raison suffisante? Mais il serait contradictoire de rechercher cet absolu par les procédés ordinaires de la pensée, assujettie à ce même principe de raison suffisante. Et, en effet, les métaphysiciens n'ont pu découvrir cet absolu parce qu'ils employaient des méthodes « extérieures », la déduction abstraite du mathématicien ou l'étiologie du physicien qui n'a de sens que dans la nature. C'est par une méthode toute intérieure, et c'est au fond de nous-même, dans le sentiment de notre vie, que nous découvrons immédiatement le fond immuable de l'être, qui n'est plus la pensée, comme on l'a cru depuis Anaxagore, mais la volonté. Et par ce terme, il faut entendre non la volonté réfléchie, guidée par un motif, mais la volonté sentie, celle qui est au fond de tout mouvement corporel. Schopenhauer ne l'appelle pas la force, parce que toute force au contraire lui paraît une volonté. Notre corps est un ensemble de mouvements, c.-à-d. de phénomènes de volonté; il est l'acte de la volonté qui s'objective, c.-à-d. qui devient objet de représentation pour le sujet. On peut donc dire que la représentation est, en définitive, un produit de la volonté; c'est la volonté perçue à travers les formes subjectives de l'espace et du temps. La conscience, la pensée ne sont donc plus des réalités primitives, comme l'admettait la métaphysique traditionnelle; ce sont des phénomènes dérivés du seul absolu véritable, la volonté, la tendance à l'être primordial et irréductible. L'intelligence est à la fois le produit et l'instrument de la volonté.
A ce premier examen, la volonté apparaît à la conscience comme individuelle. Mais la cause de cette apparente individuation ne doit être cherchée que dans les lois subjectives de l'espace et du temps qui nous présentent les choses comme limitées dans l'étendue et dans la durée. Tout ce qui reste en dehors de ces formes de la sensibilité est universel. La volonté que nous sentons en nous . n'est donc pas une volonté individuelle; elle est universelle, partout identique à elle-même, adéquate à tout être. D'ailleurs, à moins de se refuser aux plus probantes analogies et de se confiner dans un sophisme absurde, nous découvrons partout, en dehors de nous, les traces de la primauté de la volonté et de la subordination de l'intelligence. Partout le « vouloir vivre » se manifeste, là même où l'intelligence fait défaut, dans les tendances obscures du minéral, dans l'irritabilité de la plante, dans la motilité de l'animal. L'humain enfin ne se sert de son intelligence que pour mieux satisfaire les fins de sa volonté - et défendre contre la destruction son existence précaire.
Une, universelle dans son essence, la volonté est indestructible. Même lorsqu'elle semble inerte, comme dans le pendule immobile, la force persiste à titre de tendance, toujours prête à se manifester par de nouveaux phénomènes. Toute destruction, toute mort n'est qu'une illusion. Sans doute, dans le monde des phénomènes, tout semble naître et mourir. Mais c'est là une apparence nécessaire due aux formes subjectives de la sensibilité. En dehors de l'espace et du temps, il n'y a plus ni individualité ni destruction absolue; l'individu meurt, mais l'espèce subsiste. Et Schopenhauer, reprenant la conception platonicienne, admet entre les idées une hiérarchie. Au plus bas degré, la volonté, en s'objectivant, produit les qualités les plus générales qui sont le fond de la nature brute, pesanteur, impénétrabilité, élasticité, etc. A un degré plus élevé, elle produit des formes où l'individualité va croissant, plantes et animaux, et chacune de ces formes ne subsiste qu'aux dépens des formes intérieures. Dans cette lutte pour la vie, la victoire est à l'être qui individualise le mieux son idée, le type de son espère et domine le plus souverainement les types inférieurs.
La doctrine des idées sert de fondement à l'esthétique. En tant qu'individus, nous n'avons d'autre connaissance que celle qui est soumise au principe de raison suffisante, celle d'objets particuliers et finis. Mais l'intelligence n'a jusqu'à présent, on l'a vu, qu'une fonction secondaire, un rôle pratique approprié à la conservation de la vie individuelle. Or, si elle s'affranchit de cet emploi mercenaire, si elle cesse de s'interroger sur le lieu, la moment, la cause on la fin des choses, en un mot quand elle se soustrait à l'empire du principe de raison suffisante, alors elle contemple l'idée dans sa généralité; au delà de l'objet particulier, elle a l'intuition de la forme, de l'essence pure; elle-même s'élève dans une certaine mesure au-dessus de l'individualité et devient, hors du temps, sans douleur et sans volonté, le sujet pur de la connaissance. C'est le privilège du génie de contempler les idées pures et de les traduire aux autres. L'architecture rend intuitive les idées du plus bas degré, pesanteur, cohésion, dureté; c'est au contraire dans la peinture historique et dans la sculpture que l'idée s'exprime sous sa forme la plus individuelle. Quant à la musique, au lieu d'objectiver la volonté par l'intermédiaire des idées, elle objective la volonté elle-même; c'est pour cela qu'elle n'évoque aucune image précise et cependant nous bouleverse plus qu'aucune autre forme d'art; les sentiments qu'elle exprime sont vraiment universels, et elle donne ainsi à l'esprit la plus haute impression de quiétude et d'affranchissement.
Affranchissement, tel sera aussi le dernier mot de la morale de Schopenhauer. A vrai dire, toute morale semble exclue d'un système rigoureusement déterministe, puisque tout phénomène obéit à la loi de raison suffisante. Et cependant chaque humain a bien le sentiment d'être l'auteur responsable doses actes. Cette antinomie apparente se résout par la distinction kantienne du caractère sensible et du caractère intelligible que Schopenhauer tient pour l'une des plus capitales découvertes de toute la philosophie.
Tandis que le caractère empirique, aperçu dans le temps et dans l'espace, est soumis à la loi de la causalité, le caractère intelligible, c.-à-d. la volonté en soi, est liberté absolue. Nous ne devons pas chercher dans nos actes, tous déterminés par des motifs, la trace de notre liberté, nous la trouvons dans le fond transcendantal de notre être, en dehors des déterminations requises par l'entendement pour l'intelligence des phénomènes. En un sens donc, on peut dire que la volonté libre est inintelligible, absurde.
En quoi consistera l'effort moral de la volonté libre? La volonté, après s'être développée successivement dans la matière brute, dans la plante et dans l'animal, arrive, dans le cerveau humain, à la conscience claire d'elle-même. Elle se rend compte alors que le monde n'est qu'une illusion, et une illusion douloureuse. Car la vie est détestable, et, pour le prouver, Schopenhauer a accumulé dans tous ses ouvrages toutes les ressources d'une dialectique impitoyable et d'une psychologie pénétrante. La vie est mauvaise dans son fond même, car elle procède de la volonté absolue, qui est absurde et ne recherche l'être qu'à travers la souffrance (Pessimisme). La vie n'est-elle pas faite de tendances, et toute tendance, à peine satisfaite, ne suscite-t-elle pas, par un rythme incessant, de nouveaux désirs et des besoins plus impérieux? Nous oscillons perpétuellement entre la privation, c.-à-d. la souffrance, et la plénitude, c.-à-d. l'ennui. Tout plaisir est négatif; il n'est que la cessation d'une douleur; toute douleur est positive. D'autre part, la vie n'est possible qu'au moyen de la concurrence des individus. Brins d'herbe, arbres, animaux, humains enfin se disputent le sol, l'air, la lumière, l'aliment; les espèces vivent aux dépens des espèces inférieures, et l'humain va jusqu'à vivre aux dépens de l'humain. Ainsi la vie est absurde, car elle se contredit elle-même. Elle est même d'autant plus mauvaise que, par une aberration funeste, les vivants la tiennent pour bonne et s'y attachent de toutes leurs forces. Ils cherchent à tout prix à la perpétuer. Le «génie de l'espèce » les dupe et, par l'amour, où le vivant croit chercher la plus intense des jouissances individuelles, il assure la continuité de la vie et du mal.
Le mal réel, c'est donc l'attachement à la vie individuelle, c'est le « vouloir vivre », c'est l'égoïsme, et l'impératif, de la moralité se ramènera à cette formule : anéantir en soi le vouloir vivre. II ne s'agit pas d'ailleurs, de détruire la vie par le suicide ; car le corps n'est qu'une apparence qui peut disparaître et laisser intacte la volonté universelle de vivre; il faut détruire le vouloir vivre luimême, par l'abdication du désir, le renoncement aux motifs illusoires dont se paie l'intelligence pour donner de la vie une raison suffisante, la mortification, l'ascétisme, la chasteté absolue; en un mot, toutes les vertus du renoncement qui sont le fond commun des doctrines bouddhique et chrétienne.
Un sentiment puissant sert de ressort à cette éthique, c'est la pitié, la sympathie au sens étymologique du terme (Mitleid). Grâce à ce sentiment, l'humain recousait le néant de son individualité, l'absurdité de l'égoïsme, l'identité de lui-même et d'autrui en tant que manifestations d'une même volonté universelle. Celui qui a reconnu cette identité jouit des jouissances d'autrui et souffre de la douleur universelle, au contraire de l'égoïste qui nie pratiquement la réalité d'autrui. La pitié seule est ainsi la base réelle de la charité, de la justice même, car la justice n'est qu'un premier pas vers la résignation, un renoncement de l'individu à la satisfaction exclusive de son égoïsme.
En résumé, la volonté une et identique est l'inconnue, l'x qui explique l'univers. Inconsciente et libre en elle-même, elle devient consciente en s'objectivant sous forme d'individualité intelligente soumise aux lois de la raison suffisante ; elle reconnaît alors que toute existence est tendance, par suite douleur; et, affranchie par la science, elle retourne au repos par la négation du vouloir vivre individuel.
Il est impossible de définir avec précision l'influence exercée dans le domaine de la littérature et de l'art par le pessimisme de Schopenhauer. R. Wagner entre autres, a subi cette influence. En philosophie, Schopenhauer a trouvé en Frauenstädt un disciple peu original, mais un zélateur fidèle et passionné de sa doctrine. A son influence se rattachent plus ou moins directement B. Hellenbach, J. Bahnsen, A. Bilharz, Ph. Mailänder et surtout Eduard von Hartmann et Nietzsche. (Th. Ruyssen).